table-ronde

« La simplification des structures juridiques d'entreprise » 

31 octobre 2023

11h30-13h00

FTX 202

Première table-ronde de la série « Repenser les liens juridiques d'une société en transition »

Andres Knobel, avocat et consultant pour Tax Justice Network, Royaume-Uni

Delphine Nougayrède, avocate de droit des affaires internationales chez Belimy Avocats, Paris, et chargée de cours à l'Université Columbia, New York

Stéphane Rousseau, professeur de droit des affaires à l'Université de Montréal

Modératrice : Pascale Cornut St-Pierre, professeure de droit de l'entreprise à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa et co-directrice de l’Observatoire pluridisciplinaire sur le devenir du droit privé 

Informations

Cette table-ronde prendra pour point de départ les propositions de l’organisation Tax Justice Network, du Royaume-Uni, afin de lutter contre les structures juridiques d’entreprises complexes, qui permettent de dissimuler une variété de crimes et de comportements nocifs, tels la corruption, le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, le contournement de l’impôt ou de lois sociales ou environnementales, ou encore la mise en concurrence réglementaire des États et la limitation excessive de responsabilité en cas de préjudice causé à autrui ou à l’environnement.

Synthèse des discussions

rédigée par Léa-Kim Jackson et Louis-Alexis Carrier

À l’ère de la mondialisation où les structures juridiques des entreprises évoluent extrêmement rapidement, l’Observatoire pluridisciplinaire sur le devenir du droit privé a organisé une table-ronde dans le cadre de sa série « Repenser les liens juridiques d’une société en transition » afin d’aborder ces structures juridiques complexes et leurs impacts environnementaux et sociétaux, y compris des phénomènes comme l’évitement fiscal, le blanchiment d’argent et la corruption.

Cette discussion rassemblait Andres Knobel, avocat et consultant pour Tax Justice Network, une organisation non gouvernementale ayant pour mission de promouvoir la justice fiscale et les droits de la personne, Delphine Nougayrède, avocate chez Belimy Avocats à Paris et chargée de cours à la Faculté de droit de l’Université Columbia à New York, Stéphane Rousseau, professeur en droit des affaires à l’Université de Montréal, ainsi que la professeure Pascale Cornut St-Pierre de la Section de droit civil à la modération.

Les structures juridiques d’entreprises se sont complexifiées à une vitesse fulgurante au cours des trente dernières années. En 1970, on dénombrait environ 7000 entreprises transnationales à travers le monde ; en 2009, on en comptait 80 000, avec un réseau alors composé d’environ 800 000 filiales[1].En 2022, selon les données recueillies par l’organisation Open Corporates, ce sont environ 7 millions et demi de nouvelles sociétés par actions et d’autres types de personnes morales qui ont été constituées à travers le monde[2]. Cet essor est en lien direct avec une importante empreinte écologique et sociale des entreprises, en plus de favoriser le phénomène de l’évasion fiscale. En effet, comme l’ont expliqué Me Knobel et Me Nougayrède, les entreprises adoptent des schémas d’organisations complexes, ce qui rend difficile d’identifier à qui elles sont affiliées, et donc permet de masquer leur responsabilité. S’appuyant sur un rapport de 2020 de Tax Justice Network,Me Knobel évoque plusieurs moyens permettant de dissimuler les individus qui se trouvent derrière une entreprise : la propriété circulaire, la propriété fragmentée, le fait de posséder des parts réduites dans l’entreprise tout en ayant un grand pouvoir décisionnel, le contrôle découplé de la propriété ainsi que d’autres structures sophistiquées. Ultimement, la création de schémas aussi complexes leur permet d’éviter certaines obligations qui leur seraient normalement imputées, notamment leur fardeau fiscal.

Mais qui sont les bénéficiaires ultimes de telles structures ? Selon les panélistes, les régimes actuels de publicité légale des entreprises ne révèlent souvent que d’autres entreprises, sans parvenir à identifier les individus qui contrôlent et profitent véritablement de ces structures juridiques. Au Québec, par exemple, les personnes physiques qui détiennent moins de 25 % des parts d’une entreprise n’ont pas à être inscrites au Registre des entreprises. Il n’est pas rare de voir des entreprises dans lesquelles on s’assure que tous les bénéficiaires n’ont pas plus de 5 % des parts pour éviter l’inscription au Registre. Il est donc difficile de retracer les liens entre ces personnes physiques et les entités juridiques au travers desquelles elles agissent, et plus difficile encore de les tenir responsables de quelconques actes posés. Les panélistes rappellent que ces manières de faire sont légales, mais se demandent si elles sont pour autant légitimes. Le droit, qui est toujours flou quant aux actes posés par ceux qui détiennent le pouvoir, fait en sorte que les actionnaires utilisent des méthodes qui pourraient s’apparenter à l’évitement fiscal, mais il est difficile de le discerner vu la difficulté de rattacher les acteurs principaux à l’entreprise.

Le professeur Rousseau ajoute à cette idée que les frontières juridiques de l’entreprise ne correspondent pas toujours à la réalité économique. En effet, il distingue la structure juridique, avec les « coquilles » qui isolent les différentes entités juridiques qui composent l’entreprise (sociétés par actions, sociétés en commandite, fiducies, etc.), de la réalité économique, dans laquelle un tel cloisonnement n’existe pas. Conséquemment, lorsqu’une personne est victime d’un préjudice causé par une des entités d’une entreprise, elle n’aura de recours que contre cette entité, à cause de la « coquille » qui la sépare du reste de l’entreprise. Cela met son recours plus à risque d’échec, par exemple en raison de l’insolvabilité de cette entité. À l’heure actuelle, il n’existe pas de droit des groupes des sociétés permettant de dépasser ce problème d’imputabilité.

Ayant établi l’état actuel des liens juridiques qui composent les entreprises, leur complexité et leurs effets, qu’en est-il des solutions pour les reformer? Me Knobel mentionne que le besoin des entreprises de créer des chaines très complexes d’entités juridiques, comme la plupart des grandes entreprises le font à l’heure actuelle, devrait être justifié pour être considéré comme légitime. De son côté, Me Nougayrède explique que les tentatives de la dernière décennie visant à décortiquer la complexité des structures juridiques d’entreprises afin de lutter contre le blanchiment d’argent ou la corruption relèvent surtout du droit public. Par exemple, des règles anticorruptions furent adoptées pour contraindre les compagnies à être plus prudentes lorsqu’elles font affaire avec des entités étrangères. En revanche, la modification d’institutions de droit privé est plus ardue, car elle nécessite le changement des fondements même du système juridique en place et suscite beaucoup de réticences. Le professeur Rousseau se demande si le droit des sociétés est le bon outil pour lutter contre les problèmes sociaux et environnementaux qui découlent de l’activité des entreprises. Il reconnaît que l’idée de décloisonner les actifs des diverses entités qui composent une même entreprise pourrait permettre de plus amples perspectives d’indemnisations, au prix toutefois d’une moindre capacité des investisseurs à diversifier leur portefeuille, avec des implications pour l’ensemble des épargnants et des fonds de retraite.

À la lumière de cette discussion, on peut saisir que le droit privé façonne la complexité des structures juridiques d’entreprises contemporaines, mais peine à en appréhender la réalité économique. La présence de juristes qui s’affairent à moderniser le droit privé pour qu’il reflète mieux les usages qu’en font aujourd'hui les acteurs économiques permettrait sans doute de produire un cadre juridique plus juste, capable d’assurer une plus grande imputabilité des entreprises et des individus qui les contrôlent, par-delà la complexité des structures qu’ils mettent en place.


[1] Renaud Beauchard, L’assujettissement des nations : Controverses autour du règlement des différends entre États et investisseurs, Éditions Charles Leopold Mayer, 2017, p. 32-33.

[2] OpenCorporates, Company Universe Uncovered : Summary of Company Incorporation Activity in 2022https://opencorporates.files.wordpress.com/2023/02/bc4091_opencorporates_infographic_6thfeb.pdf

 

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